Biographie ¤ 1Sa dévotion avivée par la foi,
le papillon de la mort
vole vers la lumière,
irrémédiablement.
Si amateur d'éclat
que sa curiosité le perd.
Avec quelle joie il se joint au reflet,
avec quel plaisir il accueille le flamboiement.
Cette pièce était étrange. On semblait s'être donné beaucoup de mal pour lui donner un aspect chaleureux et agréable, mais la blancheur des murs, l'ordre absolu qu'il y régnait, et même des portraits accrochés aux murs semblaient dégager cette même aura de froideur stérile.
L'homme en face de lui était habillé de manière stricte, sans doute trop pour s'accorder à son visage déjà flétri qui ne possédait aucune élégance particulière. Une mâchoire bleuie par une barbe naissante, des lèvres crispées aux commissures comme affaissées, un nez aux accents prononcés, et des yeux bleu pâle cachés sous de broussailleux sourcils poivre et sel. Le Dr. Chevalier était un bon psychiatre, selon ses pairs. Epris des expériences inédites, mais efficace.
"Miel, détends-toi un peu. Ca ne fonctionnera pas sinon…"
L'adolescent susnommé Miel, installé dans fauteuil confortable et légèrement incliné, serra les dents avant de grommeler sombrement:
"Plus facile à dire qu'à faire…
-Allons, allons…Ferme les yeux et dénoue tous tes muscles. Tu peux me faire confiance, tu le sais."
A contre-cœur, le garçon acquiesça furtivement. Se détendre? Il ne savait pas comment faire, ou alors il avait oublié…Ah oui, il devait aussi arrêter de penser.
Détente, détente, détente, détente, détente.
…
Mouais.
"Un peu de bonne volonté, Miel."
Un soupir s'échappa des lèvres du jeune garçon, âgé d'environ treize ans. Il décontracta ses muscles, un à un s'il le fallait, rudoyant son instinct qui lui soufflait qu'être aussi mou qu'une éponge n'était pas une bonne idée, surtout quand quelqu'un se trouvait à moins d'un mètre de lui.
Se détendre…il ne connaissait pas d'exercice aussi difficile à réaliser.
"Pense à quelque chose d'agréable. Un paysage, peut-être…"
Blanc. Ou plutôt noir. Il ne connaissait rien répondant à ce qualificatif. Rha…Un petit effort…
Ah!
Les papillons. Bien sûr…
Il se les figura alors dans un champ de fleurs comme il en avait vu dans les vieux livres d'images de sa grand-mère. Il ne pouvait même pas imaginer la texture des pétales colorés, ni la douceur de l'herbe, ni même cette étrange caresse des ailes de papillons dansant autour de lui.
Mais il s'imaginait bien la sensation de bien-être et de paix que ce spectacle pouvait dégager.
"Bien, c'est très bien… Fit la voix basse du psychiatre. Peux-tu me dire ce que tu vois?
_Des papillons…dans un champ de fleurs.
_Leurs ailes doivent être joliment colo…
_Non, l'interrompit calmement le blond. Ce sont des papillons de nuit.
_Ah, bien sûr…"
Le psychiatre hocha la tête, et dévisagea pensivement le garçon enfin détendu. Cela faisait près de deux ans qu'il s'efforçait de soigner Miel Romanelli. Quand on l'avait présenté à lui, il était dans un état déplorable. Gynéphobe, Aphenphosmophobe, génophobe, même chronomentrophobe…ce garçon accumulait les phobies pour se protéger de tout ce qui l'avait blessé par le passé. Débarrassé de sa peur-panique des horloges, Miel avait enduré docilement toutes les séances visant à chasser de son esprit ses autres phobies qui lui interdisaient tout contact physique, en particulier celui des femmes. Mais c'était difficile et laborieux.
"Maintenant, Miel, tu es bien détendu, tu vois les papillons voleter tranquillement…Ecoute bien le son de ma voix, et concentre-toi sur elle. D'accord?"
Vague hochement de tête de la part de Miel.
"Ce qui relit le passé, le présent et le futur peut être comparé à des cordes. L'un va devant toi, l'autre est solidement attachée à ton dos…Tu les vois, ces cordes?
_Oui.
_Tourne-toi, et saisit avec fermeté la corde du passé. C'est au bout de cette corde que se trouve le nœud de tes problèmes. Tu en es conscient, n'est-ce pas?
_Oui.
_Tire sur cette corde, Miel. Sors le passé de l'ombre dans laquelle tu l'as enfoui et défais ce nœud."
Le psychiatre nota un léger froncement de sourcils chez l'adolescent, mais ce signe fut si furtif qu'il ne s'en inquiéta pas. L'hypnose avait été un moyen assez efficace chez ses autres patients pour les soigner, et cela faisait quelques séances qu'il incitait Miel à s'apaiser et accepter un essai de ce type. C'était sa première tentative réelle chez ce garçon.
"Tu la remonte, cette corde?
_Oui.
_Vas lentement. Prends ton temps. Je ne peux rien t'imposer, tu le sais.
_…
_Ecoute bien le son de ma voix. Ne te perds pas dans le passé, suis seulement la corde. Est-ce que tu vois le nœud, à présent?
_O…Oui. Il est là.
_Tu es face à ton passé, Miel. N'ai pas peur, car il ne peut pas t'atteindre, tu le sais. Tu le tiens entre tes mains, et tu peux choisir de le défaire. Mais parles-moi de ce nœud.
_La corde est noircie…répond calmement le jeune garçon. Je ne le vois pas bien.
_Qui est à l'origine de ce nœud?
_…Maman. Et Papa. Eux…!
_Reste calme, Miel. Respire profondément. Ils ne peuvent pas te faire de mal, car c'est toi qui tiens ton passé, et pas l'inverse. D'accord?
_Oui.
_Raconte-moi comment étais ta famille. Tu ne m'en as jamais parlé, pourquoi?
_C'était…"
Le visage de Miel se crispa. Comme s'il souffrait.
"J'avais tout le temps peur.
_Pourquoi?
_Je…je…
_Reste calme, respire tranquillement. Je vais te poser une autre question. Pourquoi avais-tu peur des horloges?
_…Elle m'enfermait dans la cave. Au début, c'était…c'était l'obscurité qui me faisait peur. Mais il y avait cette horloge, une antiquité qui appartenait à mon arrière-grand-père, je crois."
Chevalier prenait des notes du bout de son stylet. C'était bien la première fois que Miel lui faisait de pareilles révélations. C'était aussi la première fois qu'il voyait son visage exprimer autre chose que de l'agacement et du dédain. Ce garçon avait peur, et ça se voyait.
"Tic…tac…tic…tac…
_Miel?
_C'était comme un métronome. Ce bruit était obsédant, et puis j'entendais…en même temps, il y avait ces coups sourds…et ces cris…
_Quels coups?
_Quand papa la frappait. Il la frappait souvent, j'étais souvent dans la cave. Elle ne voulait pas qu'il me trouve. "Chut, reste sage, reste là"…tic…tac…tic…tac…l'horloge marquait le tempo.
_Ton père te frappait aussi?
_Non. Il essayait, mais à chaque fois, maman s'interposait. Ils se battaient, mais il était plus fort. Alors j'allais me cacher dans la cave.
_Quel âge avais-tu?
_Ca a toujours été comme ça. Mais ça a atteint son paroxysme quand j'avais neuf, dix ans.
_Et quand est-ce que cela s'est arrêté? Tu vis actuellement avec ta grand-mère, si je ne me trompe pas…
_Il y a eu une nuit où Papa est entré dans ma chambre en courant et hurlant. Il disait que je n'étais pas son fils. Que j'étais le fils d'une putain, qu'il voulait me tuer. Maman est arrivée presque en même temps, et elle aussi elle criait, contre lui.
_Et toi, que faisais-tu?
_Je voulais me cacher, comme à chaque fois. Mais Papa m'a bousculé, et a fermé la porte à clef. Il était furieux. Je n'arrivais qu'à pleurer, je…je…"
Le Psychiatre leva à temps son nez de son calepin électronique pour contempler, stupéfait et à juste titre, le visage défait par la peine du garçon. Des larmes coulaient sur ses joues blêmes, comme si elles découvraient une terre encore inconnue. Remuer ces souvenirs paraissait plonger Miel dans une souffrance abominable, et pourtant, il continuait de raconter docilement et d'une voix chevrotante ce qu'il s'était passé:
"Papa m'a frappé, et je ne suis cogné la tête contre la table de chevet. Alors Maman a hurlé, elle s'est jetée sur lui pour le frapper, mais comme d'habitude, il était plus fort…et puis elle était déjà blessée. Ses bras étaient bleus d'ecchymoses, et elle ne sortait plus à cause de son visage tuméfié.
_En quoi cette nuit était-elle si particulière? Osa demander le psychiatre d'une voix profonde.
_Papa…Il…à y repenser, je crois qu'il devait se droguer, ou boire…Il a poussé Maman sur mon lit, et puis il…il…"
Un sanglot étrangla Miel, et son psychiatre amorça un geste de soutien vers lui, avant de se réprimer sévèrement. Son patient de supportait toujours pas le moindre contact physique, et il n'était pas avisé de le toucher en pleine transe hypnotique…
"Miel…Miel, concentre-toi sur ma voix. Reprend ton souffle…voilà, doucement…tu n'es pas obligé de me dire exactement ce qui s'est passé, si tu ne te sens pas prêt. Calme-toi, voilà…c'est bien.
_Le papillon…
_Oui, pense aux papillons. Rappelle-toi que tu tiens ton passé, et pas l'inverse…
_Non…cette nuit-là…je l'ai vu.
_Pardon?
_Sphinx. C'est lui qui m'a sauvé, sûrement…
_Explique-moi, s'il te plaît.
_Je ne voulais pas regarder, ni entendre, ni rien. Je voulais me cacher. J'ai alors regardé par la fenêtre, et je l'ai vu. Le messager de la Mort. Le Sphinx, vous savez…ce papillon de nuit qui a une tête de mort sur le dos."
Le Français observa un silence pensif. C'était donc de là que lui venait cette étrange passion pour ces papillons nocturnes…Il prit note sur son calepin, faisant courir son stylet sur l'écran.
"Et comment ce papillon t'a-t-il aidé?
_Papa est mort. Une semaine après environ…Je ne sais pas ce qu'il s'est passé exactement, mais Maman a certainement du porter plainte pour tout ce qu'il avait fait. On l'a euthanasié.
_Que s'est-il passé, après?
_Maman ne voulait plus rester dans notre maison, alors nous avons quitté l'Italie pour habiter chez Grand-mère.
_Et…comment se fait-il que je n'ai jamais vu ta mère?
_Elle est partie.
_Partie?
_Elle m'a laissé avec Mamie, et elle est partie. Je crois qu'elle avait honte de me regarder. Moi aussi, d'ailleurs. Je ne l'aimais plus.
_Mais n'a-t-elle pas essayé de te protéger, pendant tout ce temps?
_Elle était faible. Les femmes sont comme ça. Elle serinait que la famille devait rester entière et unie pour ne pas me faire de mal…mais le laisser faire impunément, comme ça…c'était pire que toutes les séparations du monde. Elle n'a pas compris, et c'est pour ça que je la déteste."
Chevalier poussa un soupir, et se massa la tempe du pouce. Ah, Miel…! C'était un gentil garçon, pourtant…Il savait bien percevoir la nature de ses patients, et celui-là était comme un chiot qui mordait parce qu'il n'avait jamais connu la signification du mot "caresse". Il n'était pas surprenant qu'il se soit forgé une solide carapace d'aigreur hautaine, faisant promptement fuir tous les enfants de son âge qui tentaient de faire de lui leur ami…Mais il n'était pas un Chevalier pour rien! Il saurait vaincre toutes les peurs de Miel, et lui rendre une vie normale. Ce garçon voulait quitter l'obscurité de sa douleur, peut-être pour prouver que contrairement à sa mère, il était fort. Il voletait vers une lumière, courageusement. Restait à savoir si cette lumière qu'il convoitait n'allait pas lui brûler cruellement ses ailes.